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01 juillet 2007

Ingérence historique

Mardi 27 juin, la commission des Affaires Etrangères du Sénat des Etats-Unis a adopté une résolution non-contraignante, demandant officiellement au Japon de reconnaître et s'excuser pour l'exploitation de « femmes de réconfort » dans les bordels militaires de campagne sous contrôle de l'armée impériale durant la deuxième guerre mondiale en Asie et dans le Pacifique.

Cette résolution, qui n'est pour l'instant pas une déclaration officielle du Sénat et n'a pour conséquent qu'une portée très limitée suscite néanmoins des remous des deux côtés du Pacifique. Car voulue par le député démocrate d'origine japonaise M. Honda, cette résolution a été soutenue par Nancy Pelosi et pourrait donc être l'avant-projet d'une résolution du Sénat à la portée plus internationale et beaucoup plus contraignante.

Et si dans les deux gouvernements on continue à clamer que les « relations américano-nippones sont inébranlables » ou comme le premier ministre japonais on rappelle que «cette commission adopte de nombreuses résolutions sans effet », ce vote de la comission est un coup très rude porté au Japon.

La presse nippone n'a d'ailleurs pas tardé à réagir, pressant le premier ministre Abe de prendre une position internationale claire. Or cela surgit à un moment où celui-ci doit affronter des élections partielles pour lesquelles son parti part handicapé, englué qu'il est dans une succession de scandales économico-politico-administratifs.

Cette résolution a aussi relancé le débat sur la perception et l'attitude qu'ont de leur histoire les Japonais comme le rappelait sur ce blog Hervé dans sa note du 7 mars. Or, une prise de position claire de Shinzo Abe aura une influence évidente sur le résultat des élections, car il devra choisir entre deux choix politiques bien tranchées aux conséquences intérieures et internationales importantes.

Ces deux positions les éditoriaux des deux grands journaux japonais publiés ce mercredi s'en font les échos respectifs.

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Ainsi le Yomiuri Shinbun, grand journal de droite a tout à la fois critiqué la résolution américaine, car « basée sur une perception erronée des faits », et le premier ministre pour son attitude jugée conciliante envers les théses qui accusent l'armée japonaise d'avoir été impliqué dans le recrutement et la gestion des bordels militaires. Le journal reproche surtout à Shinzo Abe de s'inscrire dans la lignée officielle des gouvernements japonais depuis 1993 qui ont fait de la déclaration du Directeur de Cabinet d'alors, Yohei Kono, leur approche officielle de l'histoire. Celui-ci avait ainsi affirmé que « l'armée a été directement ou indirectement impliqué dans le recrutement forcé des femmes de réconfort ».

Le Yomiuri défend quant à lui dans ses colonnes la thése « qu'aucune preuve n'a jamais été trouvé prouvant le recrutement forcé de femmes de réconfort par les autorités militaires ». Il se fait ainsi le porte-parole des nombreux hommes politiques japonais qui remettent en cause la déclaration Kono. Hommes politiques dont S. Abe a fait un temps parti, affirmant réguliérement des propos ambigues notament en mars de cette annèe.

A cette époque le premier ministre avait dû néanmoins faire machine arrière et se faire l'avocat de la déclaration Kono devant les risques de réactions internationales, notament chinoises et coréennes. Car, ses principaux succés politiques sont d'ordre international, lui qui avait promis durant sa campagne de normaliser ses relations avec la Chine et la Corée du Sud et dont les rencontres avec les dirigeants de ces pays furent l'aboutissement. Les chancelleries asiatiques guettent chacune de ses interventions sur l'histoire et le moindre faux pas peut ainsi avoir des conséquences diplomatiques.

C'est d'ailleurs sur le thème du bras de fer diplomatique que Taro Aso, le très à droite ministre des Affaires Etrangeres avait commenté les préparatifs à cette résolution en mars, dénonçant « le lobbying d'ennemis du Japon aux Etats-Unis liés aux Chinois et aux Coréens

Ce front «négationniste» a par ailleurs tenté de faire la publicité de ses théories en s'offrant une pleine page du Washington Post, intitulée The facts. Cela eut bien évidemment l'effet inverse au résultat recherché puisque la commission n'a pas changé sa position, mais cela a surtout donné à l'affaire un retentissement encore plus grand et provoqué des réactions indignées. C'est ainsi que pendant que la commission américaine passait sa résolution, le président de la Chambre des Représentants du parlement hollandais expédiait un courrier à son homologue nippon, Yohei Kono (le même que celui de la déclaration de 1993 !), se plaignant de la trop grande liberté et du peu de contradiction qui était opposé aux députés « négationnistes ». Il rappelait surtout que des citoyennes hollandaises, suite à l'invasion de l'Indonésie, alors colonie battave, par les troupes impériales, avaient été faites prisonniéres et prostituées de force.

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Cet activisme de dizaines de députés, provenant aussi bien des rangs du Jiminto au pouvoir que du Minshuto principal parti d'opposition, l'éditorial de mercredi du grand journal de gauche l' Asahi Shinbun l'a clairement dénoncé. Comme il dénonce réguliérement dans ses colonnes toute attitude qui vise à nier ou falsifier les actions commises pendant la période coloniale et la guerre. Soit à travers des déclarations d'hommes politiques, soit à travers les commissions qui établissent les programmes scolaires d'Histoire.

En desaccord avec Shinzo Abe, l'éditorial estime que cette résolution est beaucoup plus grave qu'il ne pense et aura des conséquences diplomatiques car permet de mettre en doute la crédibilité démocratique du Japon, ce qui est néfaste quand on souhaite intégrer le Conseil de Sécurité des Nations Unis, ou prendre plus de place dans la gestion des affaires du monde. Le journal souligne que le « Japon prend des coups à chaque fois que des politiques japonais disent ou font quelquechose qui peut être interprété comme la justification des actes commis durant la guerre», et réclame en conséquence une attitude plus claire de la part du premier ministre.

Le journal lui reproche à mots couverts, comme beaucoup de monde, de ne s'être converti que trop tardivement à la déclaration Kono et de ne pas être apte à la défendre avec conviction. De même que sur le sujet, il lui est reproché de ne pas avoir mis en avant le travail de réflexion opéré par la société japonaise au sortir de la guerre, sur celle-ci et sur la colonisation. faisant d'elle une société antimilitariste.

Surtout, enfant d'une lignée politique qui a eu sa part de responsabilité pendant la guerre, conservateur, son attitude repentante est encore trop ambivalante pour être réellement crédible, comme l'ont démontrées ses visites au temple du Yasukuni qui renferme les âmes des soldats morts pour le Japon depuis le XIXe siècle. Dont celles de criminels de guerre.

Mais l' Asahi Shinbun ne concentre pas seulement ses attaques sur le Japon, il s'en prend aussi à la commission américaine et sa résolution « dont de nombreux points peuvent être remis en question ». Il lui est reproché notament d'occulter toutes les déclarations déjà faites par le Japon en matière de reconnaisance et d'excuses, mais aussi de compensations, rappelant que tous les premiers ministres depuis 1993 ont réguliérement envoyé aux victimes des lettres d'excuses et de compassions, accompagnées de dédommagements financiers.

Alexandre Joly

07 mars 2007

Tout comme la France, le Japon a du mal à appréhender son histoire

Au Japon, le problème se pose en des termes différents mais les débats engendrés ont la même porté que ceux qui agitent la France. Ici, il n'est pas vraiment question de repentance nationale ou de "lois mémorielles". La question centrale est celle de la responsabilité du Japon pendant la deuxième guerre mondial du comportement de ses troupes dans les pays qu'il a occupé et par conséquence de ses relations avec ses voisins.

Le 1er mars 2007, Shinzo Abe, premier ministre du Japon, a déclaré que, selon lui, "il n'y a pas de preuves de prostitution forcée" de dizaines de milliers de femmes dans les pays occupés par les troupes japonaises pendant la guerre. Suite à cette déclaration, la Corée du Sud a réagi immédiatement par la voix de son ministre des affaires étrangères, Song Min-soon, qui a notamment déclaré que ce type de propos n'était "pas utiles" et qu'il fallait reconnaître la vérité. Des organisations philippines ont également dénoncé les propos du premier ministre japonais. Une victime de cet "esclavagisme sexuel", Hilaria Bustamante, une Philippine de 81 ans abusée sexuellement pendant un an à l'âge de 16 ans dans une garnison japonaise en 1942. a déclaré : "ce qu'il (Abe) a dit me met en colère. Ils (les dirigeants japonais) pensent que nous sommes juste du papier toilette que l'on peut jeter après utilisation." Suite à ces différentes réactions négatives, Shinzo Abe a chercher à minimiser ses propos en déclarant qu'il s'en tenait toujours à la déclaration de Yohei Kono, porte-parole du gouverment de l'époque, en 1993 qui s'était excusé au nom du Japon pour la prostitution forcée et pour l'implication du gouvernement militaire dans certains cas. Il est à noter que le premier ministre n'a pas repris les mots de cette déclaration mais y a seulement fait référence. Il a également dit qu'il y avait plusieurs définitions du mot "forcé". Depuis la déclaration Kono, Le Japon a mis en place un fond d'indemnisation des victimes de cette prostitution forcée (en 1995) mais ce fond est financé par des dons privés et non par l'Etat. Pour les victimes, cela signifie que le Japon ne reconnaît pas encore vraiment ce crime d'autant plus que la diète japonaise n'a jamais officiellement approuvé cette déclaration. Pourtant, nombre d'historiens ont mis en relief la prostitution forcée et à grande échelle de femmes asiatiques dans les régions occupées par l'armée impériale. Ils estiment qu'environ 200 000 femmes en ont été victimes. Ceci a été corroboré par de nombreux témoignages de victimes, de témoins mais aussi d'anciens soldats japonais (voir cet article du Japan Times pour plus de détails).
Depuis sa nomination au poste de premier ministre, monsieur Abe avait pourtant cherché à resserrer les liens diplomatiques avec les pays voisins et notamment en évitant de provoquer ces derniers par des déclarations ou des actes ambigus à la différence de son prédécesseur, Junichiro Koizumi.

Comment expliquer de telles déclarations ? Il y a plusieurs explications plausibles à celles-ci.
La première est que le fond d'indemnisation des victimes sera démantelé le 31 mars 2007 après 12 ans d'existence. Seulement 360 femmes auront bénéficié de compensations financières (voir l'article en anglais du Japan Times à ce propos).
En outre, des élections se profilent et la cote de monsieur Abe est au plus bas. Il cherche sans doute à s'attirer les voix du camps le plus conservateur de l'opinion publique japonaise.
Mais au delà de cet opportunisme électoral, il faut rappeler que monsieur Abe est le petit-fils d'un ancien Ministre du Commerce et de l'Industrie du gouvernement militaire, Nobusuke Kishi qui fut arrêté comme possible criminel de guerre avant d'être relâché sans jugement par les Américains. Il fut ensuite premier ministre du Japon, respectivement du 25 février 1957 au 12 juin 1958 et du 12 juin 1958 au 19 juillet 1960. On peut donc penser qu'il y a une part d'éducation familiale dans la posture adoptée par Shinzo Abe. Il faut ajouter que monsieur Abe a longtemps été proche d'un groupe de 130 députés du PLD (parti conservateur dominant) dirigé par Nariaki Nakayama et qui s'est arrangé pour ôter toute référence à la prostitution forcée dans la plupart des manuels d'histoires des collèges. En effet, Nariaki Nakayama fut ministre de l'éducation de septembre 2005 à octobre 2006 ! Shinzo Abe, tout comme Nariaki Nakayama, a aussi appelé à l'annulation de la déclaration de Kono (1993) avant d'occuper des postes officiels notamment dans le gouvernement de Junichiro Koizumi.
Mais ce qui me paraît important, c'est qu'au-delà de la personnalité du premier ministre japonais, beaucoup de Japonais partagent cette vision de l'histoire soit par méconnaissance historique soit consciemment. Il n'y a pas eu la même pression morale sur le Japon que celle qu'à connu l'Allemagne. De plus, le fait que ce pays fut le seul à être victime de l'arme atomique a fait que les Japonais se sentent souvent plus victimes que responsables des événements. Il ne faut toutefois pas trop noircir le tableau et voir que la société japonaise a évolué et continue à le faire. Cependant, l'enseignement de l'histoire reste un grand chantier et on peut rappeler que la France a eu (et a encore) beaucoup de mal à accepter ce que furent réellement Vichy ou la guerre d'Algérie. Le fait que le congrès américain puisse voter une résolution voulant obliger le Japon à s'excuser pour avoir instaurer un système de prostitution forcée pendant la guerre ne va peut-être pas aider le travail de mémoire des Japonais. Au lieu d'une ingérence politique, il vaudrait mieux que des historiens étrangers fassent des recherches et publient leurs travaux dans le pays concerné à l'image de ce que Robert Paxton a fait sur Vichy.
 
Hervé Tisserand